jeudi 11 octobre 2012

Courez, courez jeunes gens !*

Mardi soir, je suis retournée au complexe de Marê, dans le Centre Luta Pela Paz. J'y allais pour donner un cours de Shintaido kenko taïso aux mères des élèves. Mais, les choses ne se sont pas passées exactement comme prévu...


16h00. Je me prépare pour partir donner mon cours à Luta Pela Paz (Fight for peace), dans le complexe de Marê. Puisque c'est l'heure du rush, j'ai prévu une marge de temps supplémentaire. J'enfourche ma bicyclette pour rejoindre la station de métro Cidade Nova d'où je vais prendre un bus qui me mènera jusqu'au quartier Nova Holanda. C'est un véritable périple et je m'y rends seule pour la deuxième fois.

Complexe de Marê
Le bus s'éloigne peu à peu du centre de Rio, et se remplit à chaque arrêt davantage de passagers. Je m'aperçois bientôt que je suis une des seules personnes à avoir la peau claire. Les chanceux qui ont trouvé une place assise, se sont pour la plupart endormis, harassés par leur journée et la chaleur moite qui règne dans le bus. Pour ma part, le trajet se fera debout. Il est long, et les embouteillages le rendent plus long encore. Le soleil termine sa course dans le ciel et l'horizon est déjà tout orangé. Lorsque j'arrive à la passerelle 9, il fait presque nuit. 

18h. J'entame ma traversée de la favela. La musique des hauts-parleurs bat son plein. Les effluves de viandes grillées se mélangent à celles des fruits, du poisson séché et du pop-corn. Ce mélange bigarré couvre l'odeur nauséabonde qui règne habituellement dans la favela, en l'absence de traitement des eaux usées. Les passants sont nombreux, l'ambiance de la rue principale est animée et quelque peu chaotique, l'éclairage est limité : un réverbère sur trois fonctionne et les loupiotes des échoppes et des boutiques n'éclairent que faiblement la rue couverte de terre.... Je me sens toutefois en sécurité, bien que sur mes gardes, et apprécie l'animation qui règne. La semaine passée, le complexe était presque en état de siège et l'accès en était plutôt déconseillé. A l'approche des élections municipales, les forces de police avaient fait irruption dans la favela pour arrêter des trafiquants, générant un climat de tension et de peur chez la population. 

Séance de capoiera devant le centre Luta Pela Paz
18h15. Lorsque j'aperçois les murs bleus du Centre, je sais que je suis bientôt arrivée. J'en suis soulagée, car il fait déjà nuit. Des enfants qui arborent le tee-shirt "Luta Pela Paz" sortent du centre en décrivant des mouvements de capoiera. Un immense sourire illumine leur visage: une image du bonheur dans ce quartier des déshérités. L'équipe m'accueille et m'invite à me joindre à une réunion où il est question du règlement sur les compétitions... J'aime particulièrement l'atmosphère  qui règne dans le Centre, mélange de respect, de bienveillance, d'ouverture et de tolérance. 

Le dojo du Centre Luta Pela Paz
19h. je me dirige vers le dojo où doit avoir lieu cette première rencontre avec les mères des élèves. Sont attendues en principe une dizaine de femmes, âgées de 20 à 55 ans. L'idée est que je leur propose un entraînement doux de Shintaido, puis qu'ensuite soit engagée avec elles une discussion sur leurs conditions de vie et les violences conjugales qu'elles subissent.
19h15.  Aucune mère n'est encore arrivée. Je discute  avec les professeurs de Judo et de lutte libre sur les arts martiaux, en général, et sur l'importance de transmettre l'esprit de la pratique dans les entraînements, en particulier.

19h20. La coordinatrice du groupe des mères vient s'excuser car la rencontre doit être annulée, aucune mère n'étant venue. "C'est difficile de les sortir de leur routine, me dit-elle, surtout lorsque la proposition est assez ouverte, comme aujourd'hui". "Pour ne pas que tu te sois déplacée pour rien, ajoute-t-elle, nous te proposons à la place de donner un entraînement de Shintaido aux jeunes. C'est justement l'heure de leur cours de Judo. Et la professeur de Judo est d'accord pour te laisser sa place." Je jette un coup d'oeil par dessus le grillage et j'aperçois une quinzaine de jeunes entre 14 et 25 ans, dont une seule jeune fille plutôt corpulente, qui attendent en bas, dans la cour. Ils discutent avec leur professeur de Judo. Ils ont aimé la proposition, semble-t-il, car rapidement ils montent jusqu'au dojo, enfilent leur tenue, tout en me lançant des regards furtifs. 

Jigoro Kano
19h30. On me prête un keikogi (je n'avais pas amené le mien pour rester en syntonie avec les mères qui auraient été elles-mêmes en vêtement civil). Tout a été si vite que je n'ai pas eu encore le temps de réfléchir à un programme de cours pour les jeunes.  Pourtant, je me sens prête. Ichi go ichi e (Une chance, une vie). Je me plie au rituel du Judo : chaque élève vient me saluer individuellement, puis nous nous saluons  face à face, ensuite nous saluons ensemble le portait du fondateur du Judo, Jigoro Kano. C'est à moi! J'invite tout le monde à faire un cercle et à prendre la position seiritsu-tai. Le keiko commence. J'enchaine ensuite Tenshinjuso-ho, shiwa-taiso, keri en cercle en partant de la position accroupie, hitori wakame, sumo, tsuki tous en cercle, puis en fudo-dachi. Les jeunes qui pratiquent assidûment depuis trois mois le judo, mais aussi la boxe et la lutte libre, ont beaucoup d'énergie, et se mettent à compter en japonais avec moi d'une voix forte. Moi-même, je me demande d'où me vient subitement toute cette énergie...


Pierre Quettier, avec qui j'avais eu un échange d'email, suite à ma première visite au centre, m'avait suggéré d'introduire dans ce contexte particulier la technique Sankakutobi, "le triangle d'Irimi". Ce que je fais :  montrer le pas d'abord en expliquant brièvement l'intention. Puis, recevoir un par un l'attaque de chacun en file indienne avant de présenter la technique en kumite et leur demander de l'exécuter. Au final, quatre d'entre eux font une démonstration, suite à ma demande. Nous terminons la pratique en cercle par une méditation en seiza. J'expose brièvement quelques aspects du Shintaido, je leur explique que l'autre n'est pas perçu comme un ennemi ou un adversaire, mais comme un partenaire et qu'à travers les mouvements d'attaque et de réception, notre intention est de construire un nouveau type de relation et de communication, fondé sur un esprit de solidarité et d'entraide mutuelle pour grandir et dépasser nos peurs. Je sens la plupart des jeunes poindre enthousiastes, deux d'entre eux paraissent un peu plus sceptique. J'ouvre ensuite l'espace pour des questions/réponses : "Où peut-on apprendre et pratiquer le Shintaido à Rio?"... "Y'a-t-il des katas dans le Shintaido?"... "Est-ce que vous allez revenir donner un cours?"... "Quand....?"

Shintaido

21h30. Le cours s'achève comme il avait commencé. Les jeunes viennent me saluer individuellement en file indienne et me remercient. J'ai pu constater qu'entre le début du cours et la fin, leurs mouvements se sont considérablement étirés, leur expression s'est agrandie, leur corps s'est ouvert et leur visage détendu. J'ai mesuré, une fois de plus, que le Shintaido a pour effet de déprogrammer certaines habitudes ou instinct telles que la compétitivité, l'agressivité, l'enfermement et que les mouvements transmuent les intentions conflictuelles en une énergie constructive, positive pour l'individu et le groupe.

22h15. Je quitte le Centre avec deux autres collègues. Nous traversons la favela en voiture pour rejoindre l'Avenida Brasil d'où je vais prendre un bus, puis le métro qui me ramènera vers la Zone Sud  et mon domicile. Chaque visite à Marê me fait davantage prendre conscience comment deux réalités si opposées, se côtoient à si peu de distance : l'opulence, les privilèges et le confort d'un côté, la pauvreté, l'absence de tout et la lutte pour survivre, de l'autre. Pendant le trajet, je repense à l'intensité de l'expérience inattendue que je viens de vivre.  Je revois les visages des jeunes en train de pratiquer et suis tellement heureuse d'avoir partagé cette pratique de Shintaido avec eux. J'ai une pensée pour tous ceux et toutes celles qui enseignent le Shintaido, à travers le monde....

* "Courez, courez jeunes gens! Les yeux fixés sur l'horizon ! Demain vous appartient ! "(Aoki sensei)



mardi 2 octobre 2012

Shintaido Bo-jutsu à Rio

Dans cet article, je parle du cours de  bo-jutsu qui a démarré le 22 septembre, jour du printemps, ici à Rio.


Lors des pratiques hitori (en solo),  le bâton est un bon compagnon. Cet été justement, j'avais ramené de France une dizaines de bo. Tous ces derniers mois, j'avais regretté d'avoir laissé le mien à Paris. 
Bien que n'ayant auparavant jamais enseigné le bo, j'avais à l'occasion montrer et proposer quelques applications dans le dojo d'Aikido où j'enseigne à Rio. Les élèves s'étaient montrés intéressés, curieux et désireux de pratiquer plus.... L'idée d'ouvrir un cours de Shintaido Bojutsu en plein air avait alors commencé à germer dans mon esprit. 

J'avais été également inspirée en apprenant qu'Aoki sensei avait en partie conçu le curriculum du Shintaido Bo-jutsu, après à son  séjour au Brésil, comme il l'écrit dans son livre Total stick fighting : "The inclusion of nagewaza was a late development that resulted in part from a journey I made. In 1976, I felt I had finished developing the system for teaching Shintaido Bojutsu, and during the next two years I traveled extensively through Central and South America. I was profoundly moved by the scale and sheer beauty of place like Mato Grosso in Brazil, and the Andes mountains. I determined to try to create a stick-fighting system that would have something in common with the grandeur of those landscapes and at the same time in imbued with the deeply natural aspect of our humanity. With this in mind, I completely revised the Shintaido bojutsu I had developped to that point, and was able to make it into a much richer system." (p. X) Autant de motivations pour que je décide de mettre en place ce cours. 

Le rendez-vous a été donné le jour du printemps, dans le Parque Guinle, lieu de résidence du gouverneur de l'Etat de Rio. C'est un véritable havre de paix et de nature, en pleine ville, qui a été dessiné par un paysagiste français Gérard Cochet avec des suggestions du célèbre artiste brésilien Burle Marx. Le "dojo" est un terre plein qui domine le Parc, un peu à l'abri des promeneurs. Par chance, cet espace est ombragé. C'est un détail important, compte tenu de l'ensoleillement et de la chaleur parfois écrasantes qui règnent sur Rio (jusqu'à plus de 40 °C l'été). Le cours a lieu le samedi matin, de 10h à midi, ni trop tôt pour laisser aux cariocas la possibilité de se remettre des fêtes du vendredi soir, ni trop tard pour ne pas rivaliser avec les activités du samedi après-midi. A l'annonce du cours, plusieurs personnes ont manifesté leur enthousiasme pour connaître le Bo-jutsu et venir essayer. 


Malheureusement, la nuit précédant le cours, il a plu des trombes d'eau et au matin, le ciel était encore gris et menaçant. Autant dire que pour un carioca, un temps pareil est une invitation à rester au sec chez soi et attendre le retour du soleil. Nous étions pourtant quatre valeureux pratiquants pour ce premier cours : Tania, Nathalia, Lucas et moi. Lucas est aussi pratiquant de Krav-maga, une méthode d'auto-défense israélienne. A la fin du cours, nous avons  échangé des points de vue sur nos pratiques et même fait quelques kumibo ensemble... 

 Lors du deuxième cours, des passants ont observé, des enfants ont fait des commentaires, des chiens mi-peureux, mi amusés, ont reniflé les bo. Mais c'est surtout l'un des jardiniers du Parque qui avait l'air intrigué. Il a d'abord regardé la pratique de loin, lançant des regards furtifs. Il s'est finalement rapproché nonchalamment, tout en continuant à ratisser les feuilles tombées sur la pelouse. "Legal isso! O que que é?" ("C'est chouette ça, qu'est-ce que c'est?") je lui ai brièvement expliqué l'origine du Bo-jutsu version Shintaido.  Lui, avait commencé à pratiquer le Nunchaku pendant trois mois, mais il avait dû arrêter à cause de ses horaires de travail. Alors que nous continuions à discuter, il s'est mis à reproduire les mouvements de Juggle bo avec le râteau qu'il tenait à la main. Il s'est éloigné en faisant tournoyer son râteau dans l'air tout en commentant : "E intéressante, é muito interessante! (C'est intéressant, c'est très intéressant !)